BRAD MEHLDAU
APRÈS FAURÉ

jeu. 10 juillet 2025 18:00
Brad Mehldau © David Bazemore

Dans ce programme, Brad Mehldau revisite avec subtilité et émotion l’univers de Fauré : Il interprète plusieurs Nocturnes, une suite originale inspirée du style pianistique du compositeur, et une version pleine de révérence de l’Adagio du Deuxième Quatuor avec piano.
Il décrit cette œuvre comme un véritable rêve éveillé, une rêverie consolante, mystérieuse et envoûtante et c’est exactement ce qu’il nous donne à entendre à travers son jeu subtil et profond.

LE PROGRAMME

1ère partie


BRAD MEHLDAU 

Prélude

 

GABRIEL FAURÉ  1845-1924
Nocturne n° 4 en mi bémol Majeur op. 36

 

BRAD MEHLDAU 
Caprice

 

GABRIEL FAURÉ
Nocturne n° 7 en do dièse mineur op. 74

 

BRAD MEHLDAU
Nocturne

 

GABRIEL FAURÉ
Nocturne n° 12 en mi mineur op. 107
Nocturne n° 13 en si mineur op. 119

 

BRAD MEHLDAU
Vision

 

GABRIEL FAURÉ
Adagio, extrait du Quatuor avec piano n° 2 en sol mineur op. 45

Pause : 15 minutes

2ème partie 

Brad Mehldau annoncera les morceaux directement sur scène

 

 

LES ARTISTES

BRAD MEHLDAU, piano

Si l’on connaissait de longue date la passion de Brad Mehldau pour les grands compositeurs allemands du XIXe, Beethoven et Brahms en tête, son album « Après Fauré » nous ouvre les portes de ce qui s’apparente à un jardin secret.
Dans les notes de pochette qu’il signe lui-même, le pianiste dépeint le natif de Pamiers comme un « révolutionnaire tranquille », une figure de passeur entre romantisme et impressionnisme dont l’œuvre tardive, particulièrement, se distingue par son absolue singularité. Plutôt que d’improviser ou de broder autour du fragile édifice de ses partitions pour piano, il fait au contraire le choix d’en respecter l’esprit autant que la lettre, tout en se réservant la liberté de faire entendre, en contrepoint, ses propres compositions inspirées de l’univers harmonique et poétique de Fauré.

Fauré, le révolutionnaire tranquille par Brad Mehldau

 


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Il arrive que l’œuvre d’un compositeur au soir de sa vie témoigne d’une créativité incessante face au déclin physique et à l’imminence de sa disparition. Cela offre alors, sinon une victoire pure et simple face à la mortalité, du moins une consolation, dans une forme d’affinité qui franchit les frontières du temps et de la mort.
L’auditeur et l’illustre fantôme communiquent silencieusement : « Vous êtes là, je suis ici ; et pourtant, nous sommes liés. » C’est une sorte de justice poétique et silencieuse.

Le lien, bien sûr, réside dans la transcendance impérissable de la musique elle-même.
D’un côté, elle peut transpirer une beauté tournée vers la vie ; de l’autre, elle peut transmettre le Sublime : un contrepoids à la beauté qui souligne la nature éphémère de nos vies. Dans une telle musique, dans de telles œuvres d’art, on perçoit une présence éternelle, immense et insondable, qui peut nous terrifier de par sa capacité d’annihilation, ou du moins ébranler nos croyances confortables. Si, pris d’angoisse, nous nous tournons à nouveau vers la consolation qu’offre la beauté, elle est toujours là, mais tempérée par l’effroi. La beauté est porteuse de vie, mais la beauté est temporaire, car nous sommes de passage. La mort est déjà présente. En fonction de ses penchants métaphysiques, on peut choisir de trouver ou non cela « juste », mais une chose est certaine : ce mélange de beauté et de mort s’avère puissamment poétique.

 

Dans la négociation entre beauté et sublime, certaines œuvres tardives penchent vers le second, dans ce qui apparaît comme une forme de renoncement. Si l’on connaît déjà les œuvres plus anciennes du compositeur, et si on les aime de tout son cœur, on peut se sentir perplexe, voire trahi – où est donc passé cet illustre fantôme, cet être solaire qui savait me consoler ? Ce que l’on trouve à sa place, c’est une musique qui respire à la fois l’austérité et l’étrangeté. Le modèle le plus familier de ce phénomène vertigineux est Beethoven, par exemple dans ses derniers quatuors à cordes. La musique tardive de Fauré partage cette qualité.

 

Gabriel Fauré, né en 1845 et mort en 1924, a composé treize nocturnes en l’espace de trente-six ans, le premier en 1875 et le dernier en 1921. On peut entendre sa propre voix s’exprimer dans le Nocturne n°4, mais l’on y perçoit encore la présence de Chopin, peut-être dans un écho du célèbre Nocturne op. 9 n°2, dans la même tonalité de mi bémol majeur. Fauré a pris ses distances vis-à-vis de son illustre prédécesseur, mais d’une façon différente de celle de ses contemporains ayant composé de la musique pour piano dans le sillage du langage musical de Chopin. En l’occurrence, on n’entend jamais de système chez Fauré. L’écrivain Italo Calvino proposait « une méthode assez subtile, assez ductile pour avoir la souplesse de l’absence de méthode ». Fauré y est parvenu dans ses deux derniers nocturnes, inclus dans ce programme. Ce sont des morceaux exceptionnels, absolument uniques et inégalables.

 

Lorsque l’on songe à sa musique à l’occasion du centenaire de sa mort, la question se pose : quel est l’héritage de Fauré ? C’est un sujet dont je me suis emparé plus d’une fois avec d’autres musiciens passionnés par son œuvre, et nous avons remarqué avec une certaine perplexité que Fauré n’était pas un nom aussi familier que ses pairs un peu plus jeunes, Debussy et Ravel. Il existe en effet une poignée de classiques archi-connus, comme le très aimé Requiem, la Pavane, ou encore des mélodies comme Après un rêve et Clair de lune. Cependant, d’après mes observations de spectateur de concerts depuis quelques décennies, sa musique pour piano n’apparaît pas régulièrement dans les programmes.

 

La raison tient peut-être en partie au fait qu’elle n’est pas ouvertement virtuose. Mais peut-être aussi au fait que Fauré a été ce que l’on appelle parfois « historique ment malchanceux ». Bien que l’un comme l’autre ait rejeté ce qualificatif en référence à leur musique, Debussy et Ravel sont tous deux considérés comme des exemples, dans leur domaine, de l’impressionnisme français, que l’on considère désormais comme une entité singulière – un moment dans lequel la musique et les arts visuels se sont alignés dans un locus culturel particulier. La postérité préfère s’abriter derrière un tel récit historique extrêmement limpide, qui nous offre une rupture franche avec le passé, suivie d’un nouveau langage révolutionnaire qui aurait par la suite tout changé. Or nous savons bien que l’histoire de l’art ne se déroule jamais réellement ainsi, qu’elle consiste plutôt en un écheveau de courants qui s’entremêlent constamment.

 

Et pourtant, on peut être séduit par l’échafaudage de petites briques faciles à assimiler que nous propose un tel récit. En l’occurrence, il invoque une qualité que l’on nomme « modernisme ». On associe cette qualité à Debussy et Ravel, et beaucoup moins à Fauré. Il faut se garder d’une vision romantique et idéalisée de ce qu’est le modernisme, car on risque de passer à côté de ce qui est moderne – c’est-à-dire perpétuellement moderne, qui reste moderne encore aujourd’hui, à nos oreilles, pour peu que l’on y prête attention. Il y a beaucoup à découvrir, de ce point de vue, dans la musique de Fauré.

 

Si l’on considère l’œuvre tardive de Fauré, on peut chercher un autre mot que « moderne », lesté de son bagage d’historicisme, pour décrire son style particulier d’innovation : sa liberté, dans l’acception imaginée par Calvino – une liberté vis-à-vis d’une stricte adhésion aux règles de la tonalité, mais tout autant à l’égard de l’obligation de suspendre ou de renoncer à une tonalité qui permet de façonner un récit sans paroles, grâce à son flot de tensions et de résolutions. Un tel renoncement est devenu l’orthodoxie au XXe siècle.

Considérons ainsi, à titre d’exemple d’une telle liberté, le Nocturne n°12, inclus dans ce programme et composé en 1915. À cet égard, on peut aussi dire de Fauré qu’il a été historiquement chanceux, dans la mesure où sa vie a été longue. Alors qu’il avait commencé comme prédécesseur de Debussy, Ravel et Satie, à ce moment, il était devenu leur contemporain. L’usage par Debussy de la gamme par tons dans son prélude Voiles constitue peut-être un point de comparaison utile. Le compositeur est parvenu à une nouvelle sorte d’équilibre dans cette pièce pour piano, qui repose sur une étrange tonalité non diatonique. Les musiciens de jazz, séduits par sa musique, diraient que Debussy s’est autorisé à « traîner » dans la gamme par tons, de la même façon que Miles Davis et d’autres se mettraient à improviser sur une grille modale, suspendant la progression harmonique afin de permettre à la fois davantage d’abstraction et davantage de simplicité.

 

Fauré flirte lui aussi avec la nouvelle forme d’équilibre proposée par Debussy dans son Nocturne, et cependant, dans cette pièce, ces passages arrivent dans un maelström de tension accrue – c’est-à-dire qu’ils procèdent d’une progression harmonique, pas d’un état d’équilibre. Deux pulsions se mêlent ici : dans l’une, qui ressort du romantisme tardif, le mouvement chromatique approche un point de saturation, tandis que l’autre est une vision de ce qui advient une fois ce point de saturation franchi. Pendant ce temps-là, dans ces passages, la main gauche est assez proche, dans sa forme, de la composition de Thelonious Monk Epistrophy, et présente pour l’auditeur, prise séparément, un caractère de blues. Fauré m’a bouleversé la première fois que je l’ai découvert en raison de la liberté maximaliste dont il y fait preuve. Il prolonge la tradition romantique pianistique du grand récit hérité de Chopin, Schumann et Liszt, et en même temps, il annonce une forme indéniablement française de modernisme – qui anticipe les harmonies de jazz et le paradigme de l’improvisation. Ce seul morceau est tellement riche.

 

L’ultime Nocturne n°13 constitue un genre à lui tout seul. Ses premières portées nous offrent un paysage harmonique qui n’a pas de corollaire, même dans le reste de son œuvre. Avec un mélange de chromatisme piquant et d’accords ascendants pas tout à fait parallèles, cette musique n’en rappelle aucune autre – pas même, de fait, la production antérieure de Fauré lui-même. Plus frappant encore, elle n’a mené nulle part, dans le sens le plus immédiatement perceptible. Loin d’être péjorative, cette qualité incarne la révolution tranquille à laquelle est parvenu Fauré. Aucun compositeur après lui n’a écrit de musique pour piano qui ressemble à la sienne, de la même façon, par exemple, que Chopin trouve des échos chez Scriabine, Rachmaninoff et Fauré lui-même. Si la grandeur d’un compositeur se mesure habituellement à la visibilité de son influence, ici, l’inverse est vrai : cette musique est trop singulière, elle demeure inassimilable, ce qui signe son génie. Dans ce Nocturne tardif, l’étrangeté n’est jamais triviale, et l’austérité jamais étriquée. Si le sublime préfigure notre mortalité, alors il est bien possible que cette musique communique l’austérité de la mort – celle de Fauré venant à sa rencontre, mais aussi l’appréhension de notre propre mort. Nous trouvons, enfin, une affinité avec le compositeur, sous la forme d’une question qu’il projette vers l’avenir, à notre adresse.

 

J’ai composé quatre pièces intitulées Après Fauré pour accompagner sa musique, afin de partager avec vous, auditeurs et auditrices, la façon dont je me suis emparé de la question posée par Fauré. Ce format est similaire à celui de mon projet After Bach. Les connexions sont moins manifestes, mais l’empreinte harmonique de Fauré est présente dans chacune des quatre pièces. On y trouve également une influence en matière de texture, dans la manière dont Fauré présentait son matériau musical pianistiquement parlant – il exploitait de façon magistrale la sonorité de l’instrument en tant que moyen d’expression. Ainsi, par exemple, la mélodie de mon premier Prélude est-elle soudée à des arpèges continus, dont elle fait partie autant qu’elle les survole ; dans mon Nocturne, on peut entendre la suite d’accords caractéristique de l’ouverture du Nocturne n°12 de Fauré.

 

La première partie du programme s’achève sur une réduction d’un extrait de l’Adagio du Quatuor pour piano en sol mineur, opus 45. Cette musique est du Fauré « pur jus », dans sa capacité à attirer l’auditeur dans une sorte de rêve éveillé, une rêverie réconfortante qui tire sa puissance expressive de sa délicate fugacité. C’est une musique mystérieuse et absolument envoûtante.

 

Brad Mehldau

 

MÉDIAS

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